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Moulay Hicham: « La solution au Maroc: une monarchie réformée »

Jean-Michel Demetz et Dominique Lagarde - L'Express - 15 mai 2011

 

C’est une figure atypique dans l’establishment du monde arabe. Prince authentique, cousin germain du roi Mohammed VI du Maroc, Hicham ben Abdallah el-Alaoui, dit Moulay Hicham, est aussi, par sa mère, le petit-fils de Riyad es-Solh, le premier des Premiers ministres libanais issu de l’une des plus grandes familles sunnites du pays, le cousin du prince saoudien Al-Walid bin Talal et un « ami d’enfance » du roi Abdallah de Jordanie. Ce lignage ne l’empêche pas de professer des idées démocratiques. Chercheur aux Etats-Unis, homme d’affaires dans le Golfe et en Thaïlande, investi dans le business écolo, c’est un homme dont la parole est libre. Tout juste débarqué de Malaisie, où il tournait pour sa fondation un documentaire sur les combats pour la démocratie dans le monde, il donne son éclairage sur le bouillonnement qui agite le monde arabo-musulman.

La mort d’Oussama ben Laden fait-elle de lui un mythe?

Chez les Occidentaux, peut-être, pas chez les Arabes… Ben Laden a perdu son ascendant, dès 2004, lorsque les opinions ont pris conscience que ses victimes étaient pour la plupart musulmanes. Vous n’avez jamais cessé de plaider pour la démocratisation du monde arabe. Au point qu’en 1995 Hassan II vous avait fermé, pendant quelque temps, les portes du palais.

Comment expliquez-vous la vague revendicatrice à laquelle on assiste aujourd’hui et qui n’épargne aucun pays, du Golfe à l’Atlantique?

Au-delà des facteurs conjoncturels, il y a des raisons de fond. A commencer par la nature des régimes en place. Certains sont complètement fermés, les autres pratiquent une ouverture de façade. Du coup, les structures de médiation – partis, syndicats, associations – censées représenter la société civile sont complètement décrédibilisées. Au bout du compte, on se retrouve avec des élites dominantes aliénées, coupées du pays réel, appuyées sur des appareils sécuritaires. En outre, l’ouverture économique imposée par la mondialisation, encensée par les bailleurs de fonds internationaux, n’a en réalité profité qu’aux élites. Faute d’une politique de redistribution, la croissance s’est accompagnée d’une paupérisation et d’une précarisation des classes moyennes. Enfin, il faut noter l’évolution démographique de ces pays. Le passage de la famille élargie à la famille nucléaire, l’accession des femmes à la vie active et à la vie publique ont considérablement modifié la donne. Parallèlement, l’accès généralisé à de nouveaux moyens de communication a rendu illusoire le monopole des Etats sur l’information et ouvert les populations au monde extérieur. Avant même l’arrivée des nouvelles technologies, l’entrée dans tous les foyers de la chaîne Al-Jazira avait constitué une révolution !

Et quel a été le déclic?

Le sentiment d’une dignité bafouée. Cette notion de dignité est essentielle si l’on veut comprendre ce qui se passe actuellement. Les concepts qui prévalaient jusqu’ici, notamment l’honneur de la nation, relevaient d’une approche collective. La dignité, elle, est une exigence de l’individu. J’ajoute que les révélations de WikiLeaks ont joué un rôle en dévoilant aux yeux de tous le mépris dans lequel les gouvernants tiennent les citoyens.

Cette révolte débouche sur une revendication démocratique, pratiquement jamais sur une revendication religieuse, même si les mouvements islamistes tentent de prendre le train en marche: pourquoi?

Parce qu’il s’agit d’un mouvement citoyen! Ses jeunes animateurs récusent à la fois l’autoritarisme des régimes en place et le discours idéologique des islamistes. Ils ne veulent ni despotisme ni théocratie. Ils appartiennent à une génération mondialisée, post-idéologique, qui privilégie l’autonomie du sujet et l’individu. Elle refuse le repli identitaire, islamiste ou pas, et aspire à épouser des valeurs universelles. On est à la fois dans le « printemps des peuples » de 1848 pour l’embrasement, et en plein mai 1968, pour son versant romantique. Reste à savoir si ces jeunes manifestants seront capables de transformer l’essai en donnant à leur démarche un contenu plus politique. Mais aujourd’hui on s’installe dans une guerre des tranchées, entre les régimes assiégés et les mouvements démocratiques.

Comment voyez-vous évoluer la situation en Tunisie et en Egypte? Etes-vous optimiste?

Les deux situations ne sont pas identiques. Je suis optimiste en ce qui concerne la transition démocratique en Tunisie, plus circonspect sur l’Egypte. L’armée y a toujours été la colonne vertébrale du régime. Elle s’est désolidarisée du chef de l’Etat sous la pression de la rue, mais elle reste aux affaires et gardera, à mon avis, longtemps encore son rôle de faiseur de rois. La tentation de constituer, sur les décombres de l’ancien régime, un parti de l’ordre réunissant islamistes, hommes d’affaires et anciens opposants, au détriment des réformateurs, est réelle.

En Syrie, pensez-vous que le régime puisse à son tour tomber?

Oui, si la révolte persiste et si elle atteint une ampleur telle que le pouvoir soit obligé de faire appel à l’armée, qui peut hésiter à tirer. Actuellement c’est la Garde républicaine, contrôlée par la minorité alaouite, qui conduit l’essentiel de la répression, avec le soutien de groupes paramilitaires. Mais il n’est pas sûr qu’elle soit capable de faire face à un soulèvement généralisé. C’est une problématique qui existe dans tous les régimes fermés, dès lors qu’ils sont confrontés à une insurrection.

Dans les royaumes, les manifestants ne demandent pas au souverain de « dégager », mais de réformer le système. Les rois seraient-ils plus légitimes que les dictateurs républicains?

L’institution monarchique est à la fois une institution d’arbitrage et le symbole de l’identité de la nation. Les populations de ces pays adhèrent majoritairement à ce concept. Mais cela pourrait bien, à terme, ne plus être le cas si ces monarchies ne prennent pas en compte l’aspiration des peuples au changement. Or elles peinent à faire face à cette urgence, notamment lorsqu’il s’agit de monarchies de droit divin.

Au Maroc justement, les pouvoirs religieux de Mohammed VI, qui a chargé une commission de réfléchir à la réforme des institutions, sont aujourd’hui largement débattus. Les jeunes du Mouvement du 20 février, à l’origine des manifestations, remettent en cause l’article de la Constitution qui souligne le caractère sacré de la personne du roi. Ils s’interrogent aussi sur son rôle de commandeur des croyants. Jusqu’où faut-il aller dans la réforme?

La « sacralité » n’est pas compatible avec la démocratie. On peut concevoir que la personne du roi soit inviolable, parce qu’il est le représentant de la nation. On peut conserver une commanderie des croyants si celle-ci est dotée d’une dimension morale, un peu comme la reine au Royaume-Uni est chef de l’église d’Angleterre et Defender of the Faith. Mais il faut renoncer au caractère sacré de la personne du roi. Si on garde cette notion-là, copiée sur l’absolutisme français, au milieu d’un dispositif institutionnel par ailleurs démocratique, tout sera biaisé. A terme, cela ne marchera pas.

La commission nommée par Mohammed VI peut-elle aller jusqu’à proposer la suppression de la sacralité de la personne du roi ?

Je crois que la monarchie marocaine a compris l’ampleur du défi, même si elle peine à y répondre. La commission est consultative. C’est le roi qui tranchera. Au Maroc toujours, l’ultragauche et une partie du Mouvement du 20 février demandent l’élection d’une assemblée constituante… C’est irréaliste. Cela signifierait la fin du régime. Historiquement, les assemblées constituantes servent à consommer la fin d’un régime.

Sur le fond, faut-il aller vers une monarchie à l’espagnole, comme le demandent certains? Ou plutôt concevoir une Constitution dans laquelle le roi aurait peu ou prou les pouvoirs d’un président français, avec un exécutif bicéphale, comme on l’entend parfois au Maroc?

En France, le chef de l’Etat et le Premier ministre sont l’un et l’autre issus de la souveraineté populaire. Au Maroc il y a deux légitimités, celle des urnes et celle de la tradition. On ne peut pas transposer la logique et la philosophie de la cohabitation et du domaine réservé. Il faut tourner la page, et le faire sans ambiguïté. Le Maroc doit s’inspirer des expériences des monarchies européennes tout en préservant ses traditions et sa culture.

Pensez-vous que la réforme ira jusque-là?

Soit la réforme tourne court, car elle ne va pas assez loin, et la contestation continuera. Soit le roi choisit d’aller au bout du processus, mais dans ce cas il risque de se voir demander des comptes, en particulier sur les choix de son entourage. Parce que le pouvoir a trop attendu et que le temps presse, on risque aujourd’hui de devoir tout faire en même temps. C’est un défi énorme, sans précédent. Réformer la Constitution, ce n’est pas seulement définir l’équilibre des pouvoirs et donner une dimension morale à la commanderie des croyants, c’est aussi faire en sorte que l’ensemble des activités de l’Etat s’inscrivent dans un cadre légal et rationnel.

Le défi, pour les autres monarchies arabes, est-il identique?

La problématique est pratiquement la même en Jordanie. Avec une fragilité supplémentaire qui tient à l’absence de profondeur historique de l’institution monarchique. Dans le Golfe, le processus sera plus long car il n’y a pas de société civile aussi développée. La rente pétrolière permet en outre de repousser les problèmes. Cela dit, à Bahreïn, la monarchie, en choisissant un camp contre l’autre, joue un jeu dangereux. Et au Koweït, cela fait dix ans qu’elle connaît des crises à répétition.

Comment jugez-vous l’attitude de l’Occident face au « printemps arabe »?

Les Occidentaux sont aveuglés par l’épouvantail islamiste. La France en particulier, qui devrait se réjouir de voir de jeunes Arabes descendre dans la rue au nom de ses propres valeurs, me semble repliée sur elle-même, ringardisée. Les Etats-Unis sont plus pragmatiques. Ils agissent en fonction de leurs intérêts stratégiques, au cas par cas.

Est-il exact que vous avez été l’un des consultants qui ont participé, en 2009, à l’élaboration du discours du Caire de Barack Obama?

J’ai en effet été consulté, parmi bien d’autres. Contrairement aux autres présidents des Etats-Unis, Obama connaît la région et la comprend. Mais quand il a fait ce discours, il ne connaissait pas aussi bien que ses prédécesseurs les contraintes du système américain, notamment le poids, aux Etats-Unis, du lobby pro-israélien.

Comment devient-on l’avocat de l’ouverture démocratique des monarchies arabes quand on est le neveu de Hassan II?

Des études à l’étranger, l’ouverture au monde sans doute. Et un intérêt, très tôt stimulé, pour les problèmes sociaux…

Mais vous restez monarchiste?

Oui. Je reste convaincu qu’un changement dans le cadre d’une monarchie réformée représente la solution la moins coûteuse pour le Maroc. Je mentirais si j’affirmais que la biologie est étrangère à cette conviction.

Vos prises de position vous ont valu quelques ennuis avec votre oncle Hassan II. Puis avec votre cousin Mohammed VI…

Avec Mohammed VI surtout, d’autant que son entourage pèse davantage qu’autrefois celui de Hassan II. J’ai fait l’objet de campagnes, j’ai été en butte à des tracasseries…

Où en sont aujourd’hui vos relations avec lui?
Depuis dix ans, je ne me suis rendu qu’une seule fois au palais royal. Je n’ai vu le roi que deux ou trois fois, lors de réunions de famille. Restent les souvenirs d’une enfance et d’une jeunesse partagées. Le sentiment aussi d’appartenir à une même famille. C’est un élément constitutif de mon identité.
Propos recueillis par Jean-Michel Demetz et Dominique Lagarde

 

 

 

 

 

Richard Dumas/Agence Vu pour L’Express

Source: L’Express